Quand la BD… s’aventure dans la forêt québécoise

[ Texte initialement publié dans l’édition de mai-juin du magazine des Cinémas Le Clap. ]

Vous avez été attiré par les étendues forestières promises dans La Contemplation du mystère? Le film d’Alberic Aurtenèche, qui est de la programmation du Clap en cette période incertaine, nous entraîne dans les forêts québécoises, au cœur des bois, à la rencontre des mystères qu’elles recèlent, des secrets qu’elles conservent.

Parce qu’il y a de ça, dans nos forêts : du mystère. L’esprit et l’imaginaire carburent à l’inconnu… et, au-delà de l’exploitation et de l’occupation humaine, il y en a du mystère dans les bois. Au cinéma, dans la littérature, à la télévision… et en bande dessinée! Tiens : petit plongeon dans ces étendues québécoises, par le truchement du 9e Art.

La lancée nous amène, d’entrée de jeu, vers le genre historique. La forêt québécoise, on la trouve superbement dessinée, autour du village un brin perdu au fond d’une vallée de la série Magasin général de Jean-Louis Tripp et Régis Loisel (Casterman). On s’y laisse également entraîner à de multiples reprises au gré de la plume de Louis Rémillard – d’abord dans le récit engagé et muet Voyage en zone d’exploitation(Les 400 coups), puis, dans ses récentes forées dans l’histoire des Premières Nations : Le Retour de l’Iroquois et Traces de mocassins(Moelle graphik). Canoteur passionné, Rémillard a exploré ces étendues par les réseaux des rivières et, au fil des planches, sur des sentiers de terre et d’eau, il y entraîne ses personnages, et recrée brillamment les paysages qu’ils traversent.

La forêt, on la trouve aussi comme décor de La Petite Russiede Francis Desharnais (Éditions Pow Pow). Et son côté oppressant y fait belle figure :  l’ouvrage réussit incontestablement à en saisir l’esprit et le partager au lecteur. En effet : si vous avez l’occasion de feuilleter cet album, prenez le temps de vous arrêter aux premières planches. Dix pages de bois, d’arbres, tassés les uns sur les autres, sans horizon. Assez pour nous faire comprendre à quel travail étaient confrontés les bucherons et les agriculteurs de Guyenne, en Abitibi, au cœur de cet ouvrage au caractère social et historique. Un passage nécessaire en début de récit, question de teinter la lecture du reste, qui se consacre pour sa part à la mise en place d’un village coopératif, à la fin des années 1940.

La forêt trouble et oppressante de Jours d’attente

Côté ambiance, en plongeant résolument vers le suspense, il est difficile de ne pas mentionner le Jours d’attente, de Thomas Desaulnier-Brousseau et Simon Leclerc (La Pastèque). D’entrée de jeu, les couleurs de l’ouvrage donnent le ton : Leclerc, avec force de gouache et de pastel à l’huile, offre des ambiances saturées, fortes, troubles.

Ici aussi, on se retrouve dans les années 1940. En Europe, la Deuxième Guerre mondiale fait rage. Au Québec, c’est la conscription. Jérôme, personnage central de l’ouvrage, est déserteur. Voulant éviter l’armée, il s’est réfugié chez un oncle qui habite en ermite en plein cœur des bois. Les jours passent, sans que rien ne se passe – au-delà de l’ordinaire. Les deux hommes se rapprochent, une relation amicale s’installe, entre les visites toujours trop brèves de la fiancée de Jérôme… jusqu’au jour où le mystère rattrape le récit.

Ainsi, du contemplatif, on fait un virage vers le fantastique. Le passé sombre de la demeure se révèle peu à peu tant à Jérôme qu’au lecteur : un feu dévastateur, des morts, une présence dans les bois… Le genre de mystère qui appelle à être élucidé, mais à ses risques et périls. Tout ça au service d’un ouvrage qui en a séduit plus d’un à sa sortie et qui, pour les amateurs du genre, mérite amplement le détour.

Repère d’êtres fantastiques et mythologiques

Évidemment, Jours d’attente n’est pas le seul à aborder la forêt sous l’angle du fantastique : après tout, il n’y qu’un pas à franchir pour plonger de plain-pied dans les contes et légendes! Par exemple? Le triptyque de La Bête du lac, de François Lapierre et Patrick Boutin-Gagné (Glénat), qui fait le plein de récits ancestraux, entre les légendes québécoises, les récits autochtones et la mythologie celtique. Sirènes, gobelins, monstre marin s’y côtoient, alors qu’une porte doit être refermée, pour éviter le cataclysme…  Un ouvrage à mettre aux côtés des précédentes créations de Lapierre : Chroniques sauvages (Glénat) ou encore les deux tomes de Sagah-Nah (Soleil), qui nous y entraînent également, en lien avec des mythes issus des Premières Nations.

Tout cela, sans oublier les contributions d’Axelle Lenoir, notamment avec les deux tomes de L’Esprit du camp (Front Froid) où le suspense et le fantastique agissent comme trame de fond d’un récit initiatique, dans l’esprit d’une quête de soi. Élodie se retrouve animatrice de camp de vacances – un brin malgré elle. Elle atterrira au Camp du Lac à l’ours, où elle accompagnera un groupe d’enfants turbulent, se liera d’amitié avec quelques collègues de travail, tout cela sous le regard d’un directeur excentrique. Ça, c’est le jour. La nuit : des rêves de créatures, d’un esprit animalier, d’un mystère à dénouer au fil d’un été. En résulte un récit réussi, inspiré autant qu’inspirant, aux dialogues dynamiques, dans un univers coloré.

Bref, autant d’exemples qui démontrent que, bien que « nos » forêts ne soient pas si présentes dans les publications BD québécoises des dernières années, plusieurs auteurs ont su se l’approprier, avec sa part de mystère.

Éloge de la couleur: rencontre croisée entre deux coloristes québécois

[ Texte originalement publié dans le magazine Sentinelle, volume 2 (septembre 2015). ]

Hors des studios « à l’américaine », ils sont une poignée, au Québec, à pratiquer le métier de coloriste. Parmi ceux-là, François Lapierre et André « Gag » Gagnon, qui exercent à charge pleine ou partielle ce « métier de l’ombre » de la bande dessinée auprès d’éditeurs européens ou québécois. Voici, ici, le résultat d’une rencontre avec l’un et l’autre, un « dialogue croisé » autour de la couleur et du métier.

Controverse

Mais, avant toute chose, un point à adresser : en effet, il est difficile de parler du métier de coloriste sans parler de la controverse autour de son statut. Le coloriste est-il auteur de l’album? Ou exécutant?

On le sait, la bande dessinée est bien souvent un travail d’équipe, plusieurs artistes et créateurs sont appelés à intervenir sur l’album. Le scénariste crée l’histoire, le dessinateur l’illustre puis le coloriste en parachève la création en y apportant la couleur. Une fois la BD lancée, les deux premiers en sont reconnus comme les auteurs. Le statut du troisième dépend, lui, du bon vouloir des premiers.

La situation est, par ailleurs, sporadiquement dénoncée dans le milieu de la bande dessinée. En 2009, l’Association des coloristes de bande dessinée a été créée, soulignant cette situation difficile qui, selon eux, met le coloriste en situation de « mendicité » face à ses collègues. « La collaboration entre dessinateur et scénariste doit se faire sans qu’aucun soupçon de subordination ne soit présent, alors que, trop souvent encore, la collaboration d’un coloriste et d’un auteur s’envisage comme une collaboration « forcée » où le coloriste sera la « petite main » de l’auteur de l’œuvre », décriait l’Association à son lancement.

Depuis, la situation n’a guère changée. Certains, plus chanceux, réussissent à revendiquer ce statut de créateur. D’autres doivent se contenter du statut de collaborateur.

« En effet, pour le moment, la question du statut est à la discrétion des auteurs de l’album – dessinateur et scénariste », confirme François Lapierre. Lui se considère chanceux : Régis Loisel et Jean-Louis Tripp lui ont offert, d’office, ce statut pour son travail sur Magasin général. Et Loisel a poursuivi en ce sens pour leurs collaborations sur La Quête de l’oiseau du temps et Le Grand mort. Une visibilité et une reconnaissance qui, par la suite, lui a permis de revendiquer cette position lorsqu’est venu le temps de travailler sur Le Troisième testament – Julius, aux côtés d’Alex Alice, Xavier Dorison et Robin Recht.

Capacité à s’adapter

Coloriste, c’est un métier qui demande de la créativité, certes, mais aussi une vive capacité d’adaptation. Face au travail et aux visées du dessinateur, « le coloriste doit s’adapter », assure François Lapierre, « il faut effectuer notre travail dans le sens du scénario, interpréter le propos du dessinateur » dans une logique de « cohérence » pour l’album. « Après tout, la mise en scène est là! Mon travail, c’est d’être à la hauteur du dessin, et au mieux, de le rendre plus intéressant », poursuit-il.

« En fait, au départ, ce qui oriente le travail, c’est de savoir ce qui a été effectué avant. Est-ce que je reprends le travail de quelqu’un? Est-ce que je m’insère dans un mouvement, ou est-ce que c’est moi qui l’amorce? Dans certains cas, il faut un peu se glisser dans la peau de quelqu’un d’autre, anticiper sa manière de penser… Et peu importe la situation, ça reste un travail de collaboration avec les auteurs », explique André Gagnon.

Il est venu – comme son collègue François Lapierre – un brin par hasard vers ce métier. C’est un mandat pour la restauration de Victor et Rivière d’André-Philippe Côté qui aura servi d’amorce. Il a ensuite travaillé, comme collaborateur, sur différentes séries, aux côtés, entre autres, de Tristan Demers, Jean-Philippe Morin, Sampar ou Jacques Lamontagne.

Ainsi, au fil des mandats, le degré de liberté qui lui est laissé varie. « Dans certains albums, l’univers graphique était déjà bien établi, avec des paramètres à suivre : je ne pouvais y mettre beaucoup d’implication personnelle. Pour d’autres projets, comme la série des Docteur Smog d’André-Philippe Côté, j’avais plus d’engagement, et j’apportais au récit à travers le développement des décors. »

Périodes de travail

Le travail vient par vague, par bloc de planches, périodes où coloriste reste scotché 10h, 12h, 15h par jour à son travail. « La clé, c’est l’organisation. Savoir si ce sera un travail en rush ou non, et préparer son horaire en fonction de ça », note André « Gag » Gagnon.

La résultante, pour une bonne journée de travail, est variable. Une planche. Parfois deux. Trois, à l’occasion… « C’est toujours relatif : ça dépend du dessin. Par exemple, dans Julius, il est très complexe. Je réussis donc à faire une planche, ou une planche et demie par jour… et les aplats sont déjà faits! Par comparaison, je peux arriver à faire deux ou trois planches de Magasin général en 8h ou 9h », indique François Lapierre.

Le nombre de cases est aussi à considérer, lorsqu’on évalue l’ampleur du travail à venir : plus il y a de cases, plus le travail risque d’être long à réaliser. Reste aussi à voir si, justement, les aplats sont déjà faits, ou s’il faut s’activer à « nettoyer » les planches, enlever les marques, « polir » les planches en noir et blanc avant de leur apporter la couleur. « Et plus il y a de gens qui interviennent sur l’approbation de l’épreuve, plus ça peut être long », rappelle « Gag », « mais, la plupart du temps, c’est le dessinateur responsable de la série qui donne le OK quant au choix de la couleur. »

Travail d’ambiance

D’ailleurs, c’est en comparant la résultante, du noir et blanc à la couleur, qu’on se rend compte à quel point celle-ci peut devenir essentielle à la compréhension et l’appréciation de l’ouvrage. Question d’ambiance, d’esprit du récit, dans bien des cas.

Chaque univers a ses codes, ses réalités. « Par exemple, dans les vieux Lucky Luke, lorsque Joe Dalton est en colère, l’arrière-plan est rouge tomate… La couleur donne des éléments d’information au lecteur quant à l’état d’esprit des personnages », observe François Lapierre. « Ainsi, souvent la couleur va exprimer un état qui doit ressortir, trancher. Elle viendra aussi renforcer le rythme de l’album », poursuit André Gagnon.

Dans certains cas, il s’agit de gérer le niveau de complexité de la page. « Plus on met de détails, plus il y a de risque qu’avec la couleur, ça en vienne à ressembler à une pizza. Il faut s’assurer que l’album soit lisible, dès le départ, que le lecteur n’ait pas à se creuser la tête », explique M. Lapierre. « En ce sens, la couleur vient apporter une certaine unité à la page », complète André Gagnon. Amener la cohérence dans les planches, donc, autant que la variété dans l’album… « Si on fait un album où le ciel est toujours bleu, le lecteur n’a pas l’impression de voyager. On peut passer ainsi vers des teintes plus jaunes, créer des ambiances différentes, des ruptures dans le récit. C’est plus agréable pour le lecteur : il n’a pas l’impression de rester toujours sur la même planche! », lance M. Lapierre.

Tout cela avec un côté de type « dérapage contrôlé » selon ce dernier : c’est qu’un choix fait pour l’esthétisme, au fil d’une page, peut causer quelques maux de tête un peu plus loin. « Si en fonction de la dynamique d’une page, je mets un personnage féminin en robe jaune, par exemple, peut-être qu’un peu plus loin, il faudra que je trouve une manière de composer avec ce personnage alors que l’ambiance même de la page sera jaune… Dans ces cas, il faut « tricher » un peu, adapter la tonalité… »

Pour lui, le principal défi, en couleur, c’est le mouvement de l’eau ou des nuages. La difficulté dans ces éléments se trouve, pour lui, dans le côté « organique » qui doit en ressortir : la texture, la légèreté des nuages, ou encore le « rythme » de l’eau, permettant au lecteur de percevoir l’horizontalité du mouvement qui se cache derrière sa surface. « Évidemment, comme dans n’importe quelle situation, il peut y avoir quinze façons différentes d’aborder le truc : il s’agit d’assumer le fait qu’on en a choisi une! », remarque François Lapierre. Mais, encore là, la clé reste d’être au service de l’album : « La narration doit l’emporter sur la volonté de faire joli. »

Un travail à la fois complexe et stimulant, qui vient cultiver et enrichir ce goût de la couleur et de son exploration déjà bien présent chez ces artisans.

« Au début de Safarir, tout était en noir et blanc », se souvient André Gagnon. « Je me suis battu pour la couleur. Pour moi, il fallait que les BD soient en couleur, pour qu’elles rejoignent un public plus large… Il faut dire que j’ai toujours aimé la couleur, j’ai toujours poussé pour ça et j’essaie de partager cette passion auprès des autres dessinateurs, de la relève, de les convaincre de l’intérêt de la couleur! »

Baladodiffusion – Émission du 19 janvier 2018

Baladodiffusion de l’émission La vie en BD du vendredi 19 janvier 2018.

Au menu cette semaine :

  • Entrevue avec François Lapierre, autour des albums 1642 : Osheaga et 1642 : Ville-Marie, publié chez Glénat;
  • Entrevue avec Patrick Boutin-Gagné, à propos de Jacques Cartier : À la poursuite d’Hochelaga, également chez Glénat;
  • Entrevue avec Max’stache, organisateur et participant du 24 heures de la BD de Québec.

Animation et recherche : Raymond Poirier

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